Le « baluchonnage », système québécois pour aider les aidants, s’installe en France
Ce dispositif permet aux proches qui aident des personnes âgées de prendre du temps pour eux et d’éviter qu’ils tombent malades d’épuisement. En France, il se heurte au droit du travail. Le thème de « l’aide aux aidants » sera abordé lors d’une conférence du « Monde » sur les seniors dans les villes, ce vendredi 15 juin.
Cela a commencé par des réveils nocturnes, au cours desquels Claude M. devait partir à la recherche de sa femme, qui errait seule dans l’appartement. Puis il a fallu lui couper ses aliments dans son assiette. La faire manger. Un autre jour, lui faire sa toilette. Plus tard encore, lui mettre une « protection ». « Le temps de la changer et de tout laver, ça me prenait facilement une heure et demie », témoigne Claude. Sa femme Rollande, 93 ans, a été diagnostiquée atteinte d’Alzheimer en 2010. Aujourd’hui, elle ne prononce plus le nom de son mari, 90 ans, avec qui elle a fait le tour du monde pendant sa carrière de diplomate.
Claude M. a choisi de s’occuper de sa femme à domicile, malgré son état de dépendance totale. « En 1950, on s’est dit oui devant la société et devant Dieu », se rappelle-t-il. Pas question de quitter leur appartement cossu du 6e arrondissement de Paris. Cet homme impressionnant nous raconte son quotidien solitaire aux côtés de Rollande M. Elle est là, élégante avec ses perles aux oreilles et sa chemise en soie, une brebis en peluche posée sur la table pour reposer sa tête de temps à autre, des gants rembourrés à scratch l’empêchant de se gratter jusqu’au sang – un toc qui est apparu avec Alzheimer. « Aujourd’hui, ce n’est plus de l’amour, c’est de la fusion. Elle c’est moi, et moi c’est elle », nous dit son mari à la fin de la visite, soutenant le regard sans ciller malgré les larmes.
Pour payer tous les frais de soin liés à la dépendance, le couple a dû vendre les deux chambres de bonnes qu’il possédait. La psychologue de la Passerelle assist’aidant, Laure Vezin, sort de chez Claude et Rollande : « Ils sont très isolés. Dans certaines familles, il peut arriver qu’un enfant prenne le relais de la coordination, mais ici ce n’est pas le cas. » Claude M. était si seul pour s’occuper de sa femme qu’il est tombé d’épuisement. C’est le genou qui a pris. Quand il a dû se faire opérer, le 2 mai, Rollande M. est allée en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) pendant quinze jours.
Si on lui avait proposé, Claude M. aurait peut-être réfléchi à un « baluchonnage » pour sa femme. Une solution qui aurait permis à Rollande de rester chez elle pendant la période de l’opération, pour ne pas la perturber davantage. Mais le dispositif est encore difficilement applicable en France.
Du « baluchonnage » au cousinage
Au Québec, ce système existe depuis plus de vingt ans. Inventé par l’infirmière Marie Gendron, le « baluchonnage » permet à un aidant de quitter le foyer (pour prendre des vacances, se faire hospitaliser) pendant qu’un professionnel le remplace pour une durée de quatre à quatorze jours, et en habitant à domicile. Au Québec, ce sont les pouvoirs publics qui prennent en charge les coûts. Il faut compter 11 dollars canadiens (7 euros) la journée. Une bagatelle, quand on compare avec le prix d’un hébergement temporaire en Ehpad ou avec le salaire d’aides-soignants se relayant pour assurer une présence vingt-quatre heures sur vingt-quatre à domicile.
Si le « baluchonnage » n’est pas encore institutionnalisé en France, c’est qu’il pose toute une série de problèmes au niveau du droit du travail, que la loi dite « pour un Etat au service d’une société de confiance », examinée en ce moment à l’Assemblée nationale, devrait permettre de dépasser. Emmanuel Macron avait d’ailleurs inscrit le terme dans son programme de campagne :
« Nous encouragerons le “baluchonnage”, c’est-à-dire l’intervention d’une tierce personne au sein du domicile des personnes âgées. »
Le plan « grand âge », déployé par la ministre de la santé, Agnès Buzyn, le 30 mai 2018, promet en outre un plan spécifique pour « aider les aidants » en 2019. Ils sont 11 millions en France, et 40 % d’entre eux meurent avant la personne dépendante dont ils s’occupent.
« Plate-forme de répit » pour les aidants
Or pour que le concept de « baluchonnage » ne soit pas utilisé à mauvais escient, Baluchon Alzheimer est une marque déposée au Québec. La pratique a ainsi été renommée « cousinage » par les équipes de l’association parisienne Notre-Dame de Bon Secours, reconnue « plate-forme de répit » pour les aidants. Pour pouvoir « cousiner » en conformité avec le droit du travail, sa coordinatrice, Isabelle Chaudron-Ranc, fait appel à Atmosphère services, chargé de trouver des aides à domicile qui seront payées directement par l’aidant. Notre-Dame de Bon Secours prend ensuite en charge la moitié du coût, ce qui ramène tout de même la facture à 85 euros au minimum la journée.
L’association avait remporté un appel à projets de l’agence régionale de santé (ARS) en 2009, devenant l’une des premières structures à proposer cette solution aux aidants. En 2017, elle a ainsi pu assurer cinquante-neuf journées de « cousinage », comme le précise Mme Chaudron-Ranc :
« C’est beaucoup mieux qu’en 2012, où nous n’avions pu financer que huit jours. Mais notre enveloppe est très limitée. »
Frédérique Lucet, psychologue qui écrit une thèse sur les aides à domicile et milite pour la mise en place du « cousinage » en France, insiste sur la dimension symbolique du rôle du « baluchonneur » ou de la « baluchonneuse ». « Ce sont pratiquement toutes des femmes, et elles reçoivent très souvent la bénédiction de l’aidant », explique-t-elle.
Pour la première fois depuis 2012, elle a pu prendre quelques jours
Françoise Pracisnore, 79 ans, qui vit dans un logement social porte d’Orléans, est la dernière à avoir profité de ce dispositif. Lorsque Notre-Dame de Bon Secours lui a proposé le « baluchonnage », elle n’a pas hésité une seconde. Pour la première fois depuis 2012, elle a pu prendre quelques jours loin de son mari, Jean Pracisnore, atteint de Parkinson et d’un Alzheimer léger. Quitter son appartement pour rendre visite à son cousin niçois. « Pour moi, c’était indispensable. Dès que j’ai été assise dans le train, j’ai tout oublié. »
D’autant que Jean Pracisnore, 81 ans, ne voulait pas entendre parler d’un hébergement temporaire en Ehpad. Il a pourtant été obligé de s’y résoudre une fois, quand sa femme a été opérée de la hanche. Mais il a nettement préféré la compagnie d’Estelle, la « baluchonneuse » à qui Françoise Pracisnore a donné les clés de son appartement et son entière confiance. « J’étais douillettement protégé, articule Jean Pracisnore. Elle est gaie. Mais bon, elle me couvait un peu trop. »
Source : lemonde.fr – Par Par Adrien Naselli